jeudi 26 septembre 2013

à bord du Karaboudjan

Prendre un cargo pour traverser l'Amérique. Quelle drôle d'idée.
Le billet acheté depuis plusieurs mois déjà par l'intermédiaire d'une agence parisienne ne m'assure pas expressément de l'heure d'embarquement.

L'avant veille au port on m'a parlé d'un départ à 20h. Mais hier par mail on me suggère d'arriver à midi.
J'arrive avec en poche les documents demandés : passeport, carnet de vaccination, certificat médical, décharge de responsabilité, certificat d'assurance... on ne me demandera que les trois premiers.

L'agence m'avait aussi demandé de me procurer un billet retour ou de continuation, prouvant mon intention de ne pas rester indéfiniment au Brésil.
On ne me l'a demandé pour l'instant ni à l'immigration, ni à l'embarquement. Heureusement, car le billet d'avion Rio – Buenos Aires que j'ai en poche est complètement factice, puisqu'il a été annulé aussitôt après avoir été acheté. Je n'allais quand même pas dépenser 300 à 400 € pour un avion que je n'utiliserais pas.

Après le contrôle, je progresse en touriste avec mon vélo sur les quais de chargement. 

 
Pas longtemps. L'agent de sécurité un peu ébahi devant ce cycliste atypique déambulant sans vergogne le long de son quai a dépêché en urgence un van dans lequel je charge mon véhicule jusqu'au pied du Karaboudjan. L'acheminement de mon matériel du quai à ma cabine via l'échelle métallique courant de façon un peu pentue le long de la coque ne se fait pas forcément sans mal.

le CC Sambhar à quai

Une fois à bord, il ne me reste plus qu'à attendre le départ, qui se fera finalement … à minuit passé !
Ça me laisse le temps d'assister au chargement du navire et au défilement des bateaux de loisir le long du Tage.


Pas facile de retrouver un mode sédentaire après plus d'un mois d'itinérance.
La vie à bord est rythmée par les trois repas quotidiens : 7h, 12h, 18h. Le reste du temps, c'est « free time ».
L'équipage est formé de 23 hommes, plus … deux passagers seulement ! Moi qui pensais que chaque traversée se faisait à guichet fermé : c'est loin d'être le cas.



Le deuxième passager est une passagère. C'est une Bretonne (une pure et dure car de Morlaix) du nom de Lise.


Lise trouve ses marques plus facilement que moi sur le navire. Elle connaît rapidement le navire de la proue à l'hélice et de la salle des machines à la cabine de pilotage.
Quelques chaises longues seront installées pour les touristes à bord, et l'avant du bateau, toujours ensoleillé et à l'abri du ronron des turbines, sera bientôt rebaptisé « la plage » par le capitaine.


Je trouve ma place à l'arrière du bateau à l'ombre de la cheminée. Bercé par le vrombissement incessant du moteur je reste souvent contemplatif entre sieste et lecture devant l'immensité de cet océan Atlantique bien pacifique à cette époque de l'année.
On passe assez vite au large des Canaries pour tracer vers l'hémisphère sud en croisant régulièrement des cargos ou autres géants des mers.



Les yeux rêveurs fixés sur cette mer impassible captent quelques bribes de la vie aquatique. Mais c'est à l'avant qu'il faut aller pour observer avec bonheur les dauphins se faufiler avec malice entre les vagues et la quille qui progresse à plus de 20km/h. Le spectacle de ces animaux joueurs est un pur délice.
Les poissons volants aussi sont de la partie. Ils planent pendant parfois de longues secondes à la surface de l'eau au risque de devenir le casse-croûte de quelques oiseaux malins.

La vie à bord est douce pour les passagers, d'autant que le capitaine qui est souvent en bermuda est plutôt du genre débonnaire ; une autorité naturelle liée à une humeur toujours décomplexée : on est loin du capitaine tyrannique retranché jour et nuit dans sa cabine.
L'équipage est formé de deux nationalités : Croates (dont fait partie le capitaine, le chef des machines et les techniciens) et Philippins (dont quelques sous-officiers ainsi que les hommes d'équipage).
Même si l'ambiance semble assez détendue, chaque nationalité possède sa propre salle de repos et salle à manger. Chacun sa culture, chacun ses divertissements, et on se mélange finalement assez peu.

Il ne faut pas compter ses heures pour travailler sur un cargo. Si ceux qui entretiennent le navire ont des heures fixes et ne travaillent pas le dimanche, les postes en cuisine ou en salle des machines sont plus contraignants, sans repos pendant les 45 jours que durent la rotation entre l'Europe et l'Amérique du Sud.
Quatre mois à bord et deux mois et demi de vacances pour les Croates. Les Philippins travaillent neuf mois pour quatre mois de repos.
C'est sans aucun doute le salaire qui retient tous ces hommes à bord.

La visite de la salle des machines, disposée en plusieurs étages, permet une excursion dans le ventre de la bête située au dessous de la ligne de flottaison.
Le moteur qui fait tourner la turbine actionnant l'hélice large de plusieurs mètres est un monstre composé de multiples membres métalliques dont il faut sans cesse surveiller qu'ils ne sortent pas de leurs gonds.



 
Le chef-ingénieur et sept techniciens sont là en permanence pour ça, sauf la nuit où jusqu'à six heures du matin la machinerie reste sous la seule égide des écrans de contrôle. 


 
A l'arrière du bâtiment, dans une salle au plafond un peu plus haut que la normale, le panier de basket m'attend pour quelques shoots, mais juste pour la photo.



Mais pour garder la forme, le mieux est d'aller au gymnasium sur le pont C, avec son vélo, son rameur et ses haltères.


Se rendre au sommet du navire dans la cabine de pilotage est toujours synonyme de surprise surtout lorsque le capitaine est sur le pont.
Et lorsqu'il désactive le pilote automatique et demande aux deux passagers de prendre manuellement la barre, Lise et moi sommes aux anges.
Il faut sans cesse tourner le volant de 10° vers babord ou tribord pour garder le cap fixé par le capitaine, car les vagues qui viennent continuellement frapper l'avant du navire l'empêchent constamment de filer droit ; et quand le capitaine me donne un nouveau cap à suivre, il me faut répéter l'information à voix haute pour être certain d'avoir compris l'ordre donné.






Bon l'officier de quart est juste à côté pour surveiller toute mauvaise manoeuvre, mais c'est un vrai cadeau qui nous est donné là, car seul le capitaine et ses officiers sont en principe autorisés à manoeuvrer manuellement le navire.

Un autre jour, alors que la nuit est tombée, le capitaine, toujours dans l'optique de nous montrer les moindres recoins de son vaisseau, nous emmène sous le pont A pour gagner la proue par un couloir souterrain avec vue sur les colonnes de containers empilées par sept et qui sont entassées jusqu'au fond de la coque.

Mais le must fut sans doute le bizutage des deux passagers après le franchissement de l'équateur : un seau d'eau versé sur la tête de chacun, par le capitaine himself en maillot de bain, de peur peut-être des représailles. Un grand moment !

Le soir, quand le travail est fini, les deux salles de repos se remplissent selon les nationalités : karaoké et jeux vidéos chez les Philippins avec une ambiance parfois délurée ; atmosphère plus feutrée dans le carré croate autour de la table de jeux de cartes. 

 
La traversée se poursuit inlassablement au bruit rassurant du moteur et du tendre roulis qui ne semblent jamais vouloir s'arrêter.
Je continue ma découverte des animaux marins, même si j'ai parfois un peu de mal à mettre un nom sur chaque. Alors que j'avais pris les apparitions furtives et lointaines de mes premiers dauphins pour de gros poissons, je déchante un peu après avoir pensé filmer un albatros qui bien sûr n'en n'était pas un. Il faudra que je révise tout cela.

exercice incendie









Déjà les côtes du Brésil ; le cargo y est accueilli par de jeunes cétacés qu'il m'est bien difficile de filmer car ils n'apparaissent que quelques secondes à la surface.

Lise serait bien restée plus longtemps car la vie à bord sans avoir rien à penser commence à bien lui plaire. Sa sympathie naturelle a conquis tout le navire, du capitaine aux hommes d'équipage.
Le jour de son départ le chef ingénieur n'a pas pu caché sa mélancolie de la voir partir.
Mais le travail l'attend en Amérique du sud ; trois mois au Brésil, trois mois en Uruguay, trois mois en Argentine, et l'avantage de pouvoir travailler n'importe où avec un ordinateur et une connexion internet.

L'arrivée à Santos est retardée par la fermeture du port à cause de mauvaises conditions météo. Le Sambhar est contraint de couper les moteurs dans l'une des cinq aires d'ancrage située au large de la baie. C'est étonnant d'attendre avec tous ces navires dont certains attendent leur cargaison pendant plusieurs semaines, voir deux ou trois mois. L'équipage est consigné à bord pendant tout ce temps.


Mais le port est finalement libéré et un pilote brésilien monte à bord afin de guider le navire dans le chenal.
D'abord les îles recouvertes de végétation luxuriante. 


Puis les gratte-ciels qui s'étirent à l'infini le long de la côte. 



Enfin le port où l'amarrage est rendu possible grâce à la poussée latérale de deux petits bateaux.






L'arrivée tardive en début de soirée m'arrange assez peu. Je demande à l'agent du port qui est monté à bord s'il peut m'indiquer des hôtels bon marché à Santos. Sa réponse assez peu convaincante sur la qualité des hôtels me vaut la proposition du capitaine de passer la nuit à bord du Sambhar, car celui-ci ne repart qu'à 9 heures le lendemain. Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce qu'il a fait depuis Lisbonne pour moi et Lise.


Le lendemain matin mes sacoches, mon vélo et moi sommes prêts dès 8h dans l'attente du van qui doit me faire quitter les docks. Mon chauffeur arrive bientôt. Mais je ne partirai pas tout de suite. J'entre sans crier gare dans le monde ubuesque de l'administration brésilienne.

D'abord mes sept sacs seront soigneusement scellés, dont certains saucissonnés avec du fil à linge. Ensuite l'agent du port constate avec étonnement (alors qu'il avait été mis au courant par le capitaine) que Lise a déjà quitté le navire hier au soir. Il m'est donc impossible de partir sans Lise. Heureusement elle est encore à Santos.
On la contacte par mail. On met mes sacoches et le vélo dans le van. On va chercher Lise dans l'appartement de son couchsurfer. On scelle ses deux sacs de voyage. On va à la douane via le centre historique de Santos pour tamponner nos deux passeports. On descelle nos sacs sans que les douaniers ne vérifient quoi que ce soit. On retourne à l'appartement de Lise en prenant quelques détours. Résultat … une matinée de vélo de perdue.

Ça m'a permis cependant de revoir Lise et de prendre des nouvelles de son arrivée à Santos. Nouvel au revoir, en espérant que ce ne soit pas le dernier !
Voici le lien vers son site de voyage (http://magrandeaventureamericaine.blogspot.com.br/). Elle l'illustre de quelques uns de ses dessins qui valent plus qu'un simple coup d'oeil. Je m'y suis un peu essayé sur mon carnet de voyage : une chose est certaine, je ne peux que progresser !

En déambulant à vélo à midi le long de la plage de Santos, je me rends compte que maintenant que ça y est, pour la première fois, je suis en Amérique !
Je pense qu'il me faudra quelques jours pour appréhender ce nouvel environnement.


15 commentaires:

  1. Super ton récit ! Et bien plus complet que le mien ! Je sens que tous mes proches vont se régaler et que tu vas gagner quelques lecteurs :-)
    Merci pour les compliments, mais je maintiens : je pense que le fait d'être une jeune femme suffisait à me rendre sympathique aux yeux de l'équipage !
    On a l'air de se faire chier à notre table de poker, alors je tiens à préciser : on était ridiculement mauvais, mais on s'amusait bien !
    En tout cas, moi qui commençais à avoir la nostalgie de ton humour, je suis ravie de pouvoir le retrouver sur ce blog. Il fait maintenant partie de mes favoris et je reviendrai régulièrement pour prendre ma dose d'éclats de rires auxquels tu m'as habituée pendant cette aventure et vérifier que la circulation latinoaméricaine n'a pas eu raison de toi.
    Gros bisou, bon voyage et à bientôt j'espère !

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  2. Bon, on va pas refaire le débat ici, mais je maintiens ma phrase : ta sympathie naturelle y a été pour beaucoup dans l'accueil que l'on a reçu !
    Pour le poker, c'est vrai qu'on était pas très bon, mais on a fait quelques beaux coups d'éclats, tout en gardant la french attitude ... et en rigolant bien.
    Pour la circulation brésilienne, je m'attendais à bien pire : les automobilistes sont plutôt bienveillants à mon égard (et je touche mon crâne boisé en disant ça).
    Mais bon je papote je papote mais il faut que j'y retourne sur mes routes brésiliennes !
    PS je trouve que mon portugais s'améliore, mais je comprends pourquoi les gens se marrent autant en m'écoutant parler ??

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    1. Je viens de découvrir tes vidéos ! Tu les avais bien cachées. Heureusement que tes fidèles lectrices les ont mentionnées, sinon je serais passée à côté ! Elles sont absolument géniales ! Tu m'as encore fait mourir de rire (la scène du gymnase surtout, même si j'étais un peu déçue de ne pas te voir soulever les altères de 60 kg).
      Je suis contente que ça se passe bien pour toi sur la route. Je pars pour Florianopolis ce soir. Et j'ai acheté une carte de tel. Mon numéro c'est le (13)8172-7587.
      Bisous et à bientôt j'espère !

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    2. 60kg ? non, je les soulève pas. Mais je les traîne déjà depuis 3 jours, et j'avais oublié que le vélo pesait aussi lourd ; j'aurais dû être plus assidu au gymnasium.
      Je note ton numéro. A bientôt peut-être à Florianopolis.
      Bises

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  3. Bonjour à toi et au Brésil ,je suis tout 'ouïe ! Avant de regarder tes vidéos je voulais te dire que tu as eu beaucoup de chance de vivre ce voyage de traversée que tu devais un peu appréhender ;n'ayant pas fait de grande traversée ...Super...
    Je te quitte pour te retrouver dans tes vidéos et voyager "sur le blog de Lise"
    Bon courage avec ton vélo que tu dois retrouver avec bonheur
    Bisous

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    1. oui la traversée fut tranquille, mais sans le moindre petit coup de tabac (à part un peu de roulis en arrivant à Santos), ce fut tout de suite plus facile !

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  4. ah enfin j'ai retrouvé Sebb et ses aventures .j'ai regardé ses splendides videos avant de lire les commentaires .quel super voyage( que vous apprehendiez un peu)et quel climat de gentillesse et de sourire .je vais vite regarder le blog de Lise qui a l'air super sympa .et maintenant ....j'attends avec impatience toute la suite .merci merci Sebb et des grosses bises

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    1. la suite des articles sera peut-être plus espacée ; je suis actuellement un peu au rythme du Brésil. Mais n'ayant pas de cargo à attraper, j'ai plus de temps pour flâner.

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  5. Salut Seb !
    Ton récit sur la traversée est géniale ! les photos sont magnifiques et les vidéos super aussi :)
    J'ai beaucoup aimé voir comment se passait la vie à bord de ces énormes cargos conteneurs que je vois passer sur mon radar la nuit. Je ne pensais pas que l'ambiance était si décontract' !
    Profite bien de ton voyage et de toutes les étapes, fais attention à toi.
    Gros bisous

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  6. Salut Marion,
    l'ambiance sur ce cargo était due en grande partie à la décontraction du capitaine : je doute que ce soit pareil sur tous les cargos !
    J'ai pensé à toi quand sur la passerelle de navigation je scrutais le radar pour deviner à l'avance la position des autres bateaux : une superbe expérience (j'ai rattrapé en 11 jours mes 10 mois passés dans la marine à l'Ecole de Santé navale : "l'anguille" a vu filer les dauphins)
    bises

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  7. Nous avons savouré votre récit complétant vraiment bien celui de Lise.Nous avons été ravis et avons bien ri de voir notre fille aux commandes du cargo !.. Bravo pour vos magnifiques photos et vidéos ! Bonne continuation à vous.
    Les parents de Lise

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  8. merci pour votre message.
    Ce fut un grand moment que ce pilotage manuel, et Lise a assuré sous l'oeil bienveillant du capitaine. Gare pour le retour : si Lise est à la barre le cargo entrera direct dans la baie de Morlaix !

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  9. Salut l'Américain
    Je reprends le fil de l'aventure et découvre un vélo baptisé ! Salut Paulo ! Prends bien soin de ton compagnon !
    Comme disait Jo Dassin : "L'Amérique je veux l'avoir et je l'aurai". C'est parti mon titi. BIZES BOURNEVAISIENNES

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  10. salut Mary,
    s'il parlait de l'Amérique du Nord Paulo et moi ne l'avons pas encore mais on y travaille (même si on part pour l'instant dans le mauvais sens
    bises à toute la maisonnée

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  11. seb nous venons de rattraper tout le retard depuis ton embarquement au portugal,les rencontres,les paysages,les difficultées avec paulo,nous montrent ta ténacité,nous t'encourageons à poursuivre car nous savourons les décors et les commentaires .
    bise chantonnaysienne

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