Prendre un cargo pour traverser
l'Amérique. Quelle drôle d'idée.
Le billet acheté depuis
plusieurs mois déjà par l'intermédiaire d'une agence parisienne ne
m'assure pas expressément de l'heure d'embarquement.
L'avant veille au port on m'a
parlé d'un départ à 20h. Mais hier par mail on me suggère
d'arriver à midi.
J'arrive avec en poche les
documents demandés : passeport, carnet de vaccination,
certificat médical, décharge de responsabilité, certificat
d'assurance... on ne me demandera que les trois premiers.
L'agence m'avait aussi demandé
de me procurer un billet retour ou de continuation, prouvant mon
intention de ne pas rester indéfiniment au Brésil.
On ne me l'a
demandé pour l'instant ni à l'immigration, ni à l'embarquement.
Heureusement, car le billet d'avion Rio – Buenos Aires que j'ai en
poche est complètement factice, puisqu'il a été annulé aussitôt
après avoir été acheté. Je n'allais quand même pas dépenser 300
à 400 € pour un avion que je n'utiliserais pas.
Après le contrôle, je
progresse en touriste avec mon vélo sur les quais de chargement.
Pas longtemps. L'agent de
sécurité un peu ébahi devant ce cycliste atypique déambulant sans
vergogne le long de son quai a dépêché en urgence un van dans
lequel je charge mon véhicule jusqu'au pied du Karaboudjan.
L'acheminement de mon matériel du quai à ma cabine via l'échelle
métallique courant de façon un peu pentue le long de la coque ne se
fait pas forcément sans mal.
le CC Sambhar à quai
Une fois à bord, il ne me reste
plus qu'à attendre le départ, qui se fera finalement … à minuit
passé !
Ça me laisse le temps
d'assister au chargement du navire et au défilement des bateaux de
loisir le long du Tage.
Pas facile de retrouver un mode
sédentaire après plus d'un mois d'itinérance.
La vie à bord est rythmée par
les trois repas quotidiens : 7h, 12h, 18h. Le reste du temps,
c'est « free time ».
L'équipage est formé de 23
hommes, plus … deux passagers seulement ! Moi qui pensais que
chaque traversée se faisait à guichet fermé : c'est loin
d'être le cas.
Le deuxième passager est une
passagère. C'est une Bretonne (une pure et dure car de Morlaix) du
nom de Lise.
Lise trouve ses marques plus
facilement que moi sur le navire. Elle connaît rapidement le navire
de la proue à l'hélice et de la salle des machines à la cabine de
pilotage.
Quelques chaises longues seront
installées pour les touristes à bord, et l'avant du bateau,
toujours ensoleillé et à l'abri du ronron des turbines, sera
bientôt rebaptisé « la plage » par le capitaine.
Je trouve ma place à l'arrière
du bateau à l'ombre de la cheminée. Bercé par le vrombissement
incessant du moteur je reste souvent contemplatif entre sieste et
lecture devant l'immensité de cet océan Atlantique bien pacifique à
cette époque de l'année.
On passe assez vite au large des
Canaries pour tracer vers l'hémisphère sud en croisant
régulièrement des cargos ou autres géants des mers.
Les yeux rêveurs fixés sur
cette mer impassible captent quelques bribes de la vie aquatique.
Mais c'est à l'avant qu'il faut aller pour observer avec bonheur les
dauphins se faufiler avec malice entre les vagues et la quille qui
progresse à plus de 20km/h. Le spectacle de ces animaux joueurs est
un pur délice.
Les poissons volants aussi sont
de la partie. Ils planent pendant parfois de longues secondes à la
surface de l'eau au risque de devenir le casse-croûte de quelques
oiseaux malins.
La vie à bord est douce pour
les passagers, d'autant que le capitaine qui est souvent en bermuda
est plutôt du genre débonnaire ; une autorité naturelle liée
à une humeur toujours décomplexée : on est loin du capitaine
tyrannique retranché jour et nuit dans sa cabine.
L'équipage est formé de deux
nationalités : Croates (dont fait partie le capitaine, le chef
des machines et les techniciens) et Philippins (dont quelques
sous-officiers ainsi que les hommes d'équipage).
Même si l'ambiance semble assez
détendue, chaque nationalité possède sa propre salle de repos et
salle à manger. Chacun sa culture, chacun ses divertissements, et on
se mélange finalement assez peu.
Il ne faut pas compter ses
heures pour travailler sur un cargo. Si ceux qui entretiennent le
navire ont des heures fixes et ne travaillent pas le dimanche, les
postes en cuisine ou en salle des machines sont plus contraignants,
sans repos pendant les 45 jours que durent la rotation entre
l'Europe et l'Amérique du Sud.
Quatre mois à bord et deux mois
et demi de vacances pour les Croates. Les Philippins travaillent neuf
mois pour quatre mois de repos.
C'est sans aucun doute le
salaire qui retient tous ces hommes à bord.
La visite de la salle des
machines, disposée en plusieurs étages, permet une excursion dans
le ventre de la bête située au dessous de la ligne de flottaison.
Le moteur qui fait tourner la
turbine actionnant l'hélice large de plusieurs mètres est un
monstre composé de multiples membres métalliques dont il faut sans
cesse surveiller qu'ils ne sortent pas de leurs gonds.
Le chef-ingénieur et sept
techniciens sont là en permanence pour ça, sauf la nuit où jusqu'à
six heures du matin la machinerie reste sous la seule égide des
écrans de contrôle.
A l'arrière du bâtiment, dans
une salle au plafond un peu plus haut que la normale, le panier de
basket m'attend pour quelques shoots, mais juste pour la photo.
Mais pour garder la forme, le
mieux est d'aller au gymnasium sur le pont C, avec son vélo, son
rameur et ses haltères.
Se rendre au sommet du navire
dans la cabine de pilotage est toujours synonyme de surprise surtout
lorsque le capitaine est sur le pont.
Et lorsqu'il désactive le
pilote automatique et demande aux deux passagers de prendre
manuellement la barre, Lise et moi sommes aux anges.
Il faut sans cesse tourner le
volant de 10° vers babord ou tribord pour garder le cap fixé par le
capitaine, car les vagues qui viennent continuellement frapper
l'avant du navire l'empêchent constamment de filer droit ; et
quand le capitaine me donne un nouveau cap à suivre, il me faut
répéter l'information à voix haute pour être certain d'avoir
compris l'ordre donné.
Bon l'officier de quart est
juste à côté pour surveiller toute mauvaise manoeuvre, mais c'est
un vrai cadeau qui nous est donné là, car seul le capitaine et ses
officiers sont en principe autorisés à manoeuvrer manuellement le
navire.
Un autre jour, alors que la nuit
est tombée, le capitaine, toujours dans l'optique de nous montrer
les moindres recoins de son vaisseau, nous emmène sous le pont A
pour gagner la proue par un couloir souterrain avec vue sur les
colonnes de containers empilées par sept et qui sont entassées
jusqu'au fond de la coque.
Mais le must fut sans doute le
bizutage des deux passagers après le franchissement de l'équateur :
un seau d'eau versé sur la tête de chacun, par le capitaine himself
en maillot de bain, de peur peut-être des représailles. Un grand
moment !
Le soir, quand le travail est
fini, les deux salles de repos se remplissent selon les
nationalités : karaoké et jeux vidéos chez les Philippins
avec une ambiance parfois délurée ; atmosphère plus feutrée
dans le carré croate autour de la table de jeux de cartes.
La traversée se poursuit
inlassablement au bruit rassurant du moteur et du tendre roulis qui
ne semblent jamais vouloir s'arrêter.
Je continue ma découverte des
animaux marins, même si j'ai parfois un peu de mal à mettre un nom
sur chaque. Alors que j'avais pris les apparitions furtives et
lointaines de mes premiers dauphins pour de gros poissons, je
déchante un peu après avoir pensé filmer un albatros qui bien sûr
n'en n'était pas un. Il faudra que je révise tout cela.
exercice incendie
Déjà les côtes du Brésil ;
le cargo y est accueilli par de jeunes cétacés qu'il m'est bien
difficile de filmer car ils n'apparaissent que quelques secondes à la
surface.
Lise serait bien restée plus
longtemps car la vie à bord sans avoir rien à penser commence à
bien lui plaire. Sa sympathie naturelle a conquis tout le navire, du
capitaine aux hommes d'équipage.
Le jour de son départ le chef
ingénieur n'a pas pu caché sa mélancolie de la voir partir.
Mais le travail l'attend en
Amérique du sud ; trois mois au Brésil, trois mois en Uruguay,
trois mois en Argentine, et l'avantage de pouvoir travailler
n'importe où avec un ordinateur et une connexion internet.
L'arrivée à Santos est
retardée par la fermeture du port à cause de mauvaises conditions
météo. Le Sambhar est contraint de couper les moteurs dans l'une
des cinq aires d'ancrage située au large de la baie. C'est étonnant
d'attendre avec tous ces navires dont certains attendent leur
cargaison pendant plusieurs semaines, voir deux ou trois mois.
L'équipage est consigné à bord pendant tout ce temps.
Mais le port est finalement
libéré et un pilote brésilien monte à bord afin de guider le
navire dans le chenal.
D'abord les îles recouvertes de
végétation luxuriante.
Puis les gratte-ciels qui s'étirent à
l'infini le long de la côte.
Enfin le port où l'amarrage est rendu
possible grâce à la poussée latérale de deux petits bateaux.
L'arrivée tardive en début de
soirée m'arrange assez peu. Je demande à l'agent du port qui est
monté à bord s'il peut m'indiquer des hôtels bon marché à
Santos. Sa réponse assez peu convaincante sur la qualité des hôtels
me vaut la proposition du capitaine de passer la nuit à bord du
Sambhar, car celui-ci ne repart qu'à 9 heures le lendemain. Je ne le
remercierai jamais assez pour tout ce qu'il a fait depuis Lisbonne
pour moi et Lise.
Le lendemain matin mes sacoches,
mon vélo et moi sommes prêts dès 8h dans l'attente du van qui doit
me faire quitter les docks. Mon chauffeur arrive bientôt. Mais je ne
partirai pas tout de suite. J'entre sans crier gare dans le monde
ubuesque de l'administration brésilienne.
D'abord mes sept sacs seront
soigneusement scellés, dont certains saucissonnés avec du fil à
linge. Ensuite l'agent du port constate avec étonnement (alors qu'il
avait été mis au courant par le capitaine) que Lise a déjà quitté
le navire hier au soir. Il m'est donc impossible de partir sans Lise.
Heureusement elle est encore à Santos.
On la contacte par mail. On met
mes sacoches et le vélo dans le van. On va chercher Lise dans
l'appartement de son couchsurfer. On scelle ses deux sacs de voyage.
On va à la douane via le centre historique de Santos pour tamponner
nos deux passeports. On descelle nos sacs sans que les douaniers ne
vérifient quoi que ce soit. On retourne à l'appartement de Lise en
prenant quelques détours. Résultat … une matinée de vélo de
perdue.
Ça m'a permis cependant de
revoir Lise et de prendre des nouvelles de son arrivée à Santos.
Nouvel au revoir, en espérant que ce ne soit pas le dernier !
Voici le lien vers son site de
voyage (http://magrandeaventureamericaine.blogspot.com.br/).
Elle l'illustre de quelques uns de ses dessins qui valent plus qu'un
simple coup d'oeil. Je m'y suis un peu essayé sur mon carnet de
voyage : une chose est certaine, je ne peux que progresser !
En déambulant à vélo à midi
le long de la plage de Santos, je me rends compte que maintenant que
ça y est, pour la première fois, je suis en Amérique !
Je pense qu'il me faudra
quelques jours pour appréhender ce nouvel environnement.