samedi 11 janvier 2014

Terres de Feu

En 1520, Magellan traversait pour la première fois le détroit qui porte aujourd'hui son nom. Il fut frappé par les feux qui sur la côte brillaient jour et nuit : c'est ainsi qu'il baptisa cette terre inconnue.

Sur l'échelle de l'Humanité, ces terres australes furent peuplées tardivement : les premiers Homo Sapiens arrivent en -11000 en Terre de Feu et en -7000 seulement au delà du canal de Beagle.
Ces hommes s'habituent peu à peu à vivre dans ces territoires hostiles, au gré des changements climatiques. Trois peuples y coexistent lors de l'arrivée des Européens : les Kaweskars, les Manekenks, et les Yamanas.

Mais ces tribus ne produisant aucun bien primaire n'intéressent pas les marchands du vieux continent et sont donc laissées en paix.
Elles poursuivent donc leurs vies nomades en vivant principalement de produits de la mer (baleines, phoques, coquillages...). Leur canoë est leur possession la plus importante. Un feu y brûle en permanence, ainsi que dans leurs huttes sommaires qu'ils construisent en une à deux heures quand ils restent à terre.

Comme le bison pour les Indiens des Grandes Plaines, le guanaco constitue pour ces tribus une base importante de nourriture et de matière première pour la fabrication d'armes et d'outils.
En me promenant dans le Parc national Tierra del Fuego, je n'ai pas de mal à imaginer quel pût être leur mode de vie, au milieu de ces lacs, fleuves, forêts, tourbières encerclés par des pics enneigés.




 Cerro Guanaco (922m)








Les Yamanas avaient la particularité de vivre nus. Le climat en permanence humide ne leur permettait pas de faire sécher d'éventuels vêtements. Ils se contentaient donc d'oindre leur corps de graisse de phoque et supportaient ainsi le froid et la pluie toute l'année.
Mais la tranquillité des Yamanas prit fin aux 18 et 19èmes siècles avec l'épopée de la chasse à la baleine. Les Européens finirent par prendre pied sur ces terres extrêmes, modifiant à jamais le mode de vie de ses premiers habitants.
Le combat fut inégal, et le destin des Yamanas vite scellé. De 2500 individus en 1860, il n'en reste plus que 300 en 1893. A partir de la deuxième moitié du vingtième siècle ils ne sont déjà plus nomades.

Maladies européennes véhiculées par les chercheurs d'or, ou simplement tueries expéditives, rayent quasiment de la carte un groupe d'hommes qui avait perpétué le même mode de vie difficile depuis la nuit des temps.
En 1882, le Romanche, bateau d'expédition scientifique français, accoste dans la baie d'Orange à Hoste Island. Les photos que prennent alors les chercheurs sont les seuls témoignages visuels qu'il nous reste des Yamanas.

Le mode de vie européen est désormais bien ancré en Terre de Feu. Ushuaïa, loin des premières missions anglicanes, est devenue une ville moderne et touristique. 




 


Plus aucune trace des Yamanas, si ce n'est quelques noms donnés aux lacs ou aux montagnes.

Les premiers explorateurs considéraient ces peuples comme des « fossiles vivants », car prédominait l'idée que le développement technologique était la base du progrès social et culturel et de la perfection humaine.
Darwin qui les aperçut en 1832 les décrivit comme des « créatures abjectes et misérables » (sic). Georges Foster eut des termes encore plus méprisants.
Mais il y eut des humanistes pour reconnaître et diffuser leur culture avant qu'elle ne périsse à jamais, comme Thomas Bridge qui étudia leur langue et leurs coutumes, ou Martin Gusinde et Wilhem Kopper qui dans les années 1920 mirent en avant des aspects plus profonds de leur vie sociale et spirituelle.

« C'est ainsi qu'un peuple entier a disparu de la surface de la terre emportant pour toujours l'âme de la cordillère australe. Nous n'avons presque aucune trace de son passage. Pas un cri, pas une plainte, pas une larme. Seule la mémoire demeure d'une terre ensemencée de rêves et maintenant éclaboussée de sang. » (Hervé Haon)

Peut-être, lorsque les vallées riantes enchâssées entre les pics enneigés de l'île Navarino se couvrent d'un ciel sombre ; peut-être lorsque le vent s'y engouffre avec une force sans limites ; peut-être lorsque la neige et le froid y emprisonnent le randonneur imprudent ; peut-être alors y perçoit-on une présence … la colère des Indiens Yamanas. 



A quelques hectomètres de Puerto Williams, au village d'Ukika, vivent les derniers descendants des Yamanas : quelques dizaines d'individus métissés qui y vivent de chasse, de pêche ou du tourisme.
C'est là que Paulo me mène en cette journée de pluie, à l'Hostal de Christian, qui vivait du pétrole à Punta Arenas, mais qui a décidé de s'installer ici il y a deux ans pour s'inspirer du mode de vie de ses voisins.
Je dors une nuit chez lui, et il me donne l'autorisation de camper à côté du centre culturel pour les deux dernières nuits.

Alors que je rentre un après-midi dans l'Hostal pour récupérer une partie de mes affaires, une femme âgée est assise à la table de la cuisine en train de prendre le café avec la femme de Christian.
On m'invite à m'asseoir à la table.
Sans jamais l'avoir vue avant, je reconnais cette femme aussitôt, pour en avoir entendu parlé au cours de mes dernières recherches sur les Yamanas. Je suis tellement impressionné de la voir que je ne lui pose aucune questions, qui sont pourtant légions à se bousculer dans ma tête. Je l'écoute seulement parler avec sa voisine, du mauvais temps, ou de ce randonneur qui a marché pendant des jours avant de retrouver son chemin.
Elle finit par prendre congé. Au dernier moment, elle se rend compte que son portable est resté posé sur la table, et le remet sans conviction dans sa poche, comme un objet du temps passé.

J'ai de la peine à l'imaginer, et me pince pour voir si je ne l'ai pas rêvé.
Je viens juste de prendre le café avec Cristina Calderon, la dernière survivante non métissée des Indiens Yamanas.


Pour cet article, l'essentiel des informations sur les Yamanas a été collecté aux musées d'Ushuaïa et de Puerto Williams, ce dernier étant assurément le plus complet et le plus moderne.

 







 



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