dimanche 23 février 2014

autour du General Carrera

Des vélos complètement opposés se croisent parfois aux étapes. Entre ce Surly aux pneus énormes conçus pour défier n'importe quel ripio 


et ce VTT aux roues de 28 pouces acheté à la Paz et affublé de sacoches bricolées à la hâte


il y a un gouffre.

A Cochrane je laisse filer vers le sud ce trio avec qui j'ai assisté au rodéo de la veille. Départ prévu à l'aube … il est 10h45. Pas trop mal. Le solde petit-dèj concocté par l'Allemand à gauche a mis le team un peu en retard. Mais bon, il paraît que c'est comme ça tous les matins !


Quelques kilomètres seulement après avoir quitté la ville, ma chaîne casse. Ce n'est que la quatrième fois depuis Villa O'Higgins. La pluie des premiers jours a nettoyé la chaîne en profondeur et mon stock d'huile y est passé. Je l'ai renouvelé à Cochrane, mais quant à trouver un nouveau galet pour le dérailleur, autant chercher un bosquet de calafate en plein milieu d'un glacier andin.
Car c'est bien le galet inférieur l'objet de mes soucis. Il semble vouloir vivre son voyage de son côté, et je le soupçonne d'envoyer chaque maillon récalcitrant frotter la patte du dérailleur, provoquant à la longue le déplacement du rivet.
Ma hantise est qu'au milieu d'une côte plus difficile le galet se mue soudain en voix de Laurence Boccolini et se mette à crier de façon péremptoire :
« Vous êtes le maillon faible … AU REVOIR ! »
Après remise de la chaîne, je la badigeonne de 3 en 1, ce qui semble calmer les velléités d'indépendance de mon galet rebelle. En espérant que ses idées révolutionnaires ne se propagent pas à toute la machinerie.

Je remonte le cours du Baker, où les panneaux invitant à manifester contre la construction de plusieurs barrages hydroélectriques semblent pour l'instant bloquer le début des travaux. Jusqu'à quand ?





A la confluence avec le Neff les eaux turquoise du fleuve blanchissent soudainement à cause des sédiments glaciaires transportés par la rivière depuis le Campo de Hielo Norte.
Le spectacle facilement accessible depuis la route est splendide.



 eau turquoise avant la confluence

 eau laiteuse après
 au sommet du fleuve, le Campo de Hielo (glacier)

Au Lago Bertrand je quitte provisoirement la carretera australe et m'engage sur la route 265 à destination de Chile Chico. 

 Lago Bertrand

 Lago General Carrera

route 265

Cet itinéraire, peu utilisé par les cyclistes à cause des nombreuses pentes, longe la rive sud du lac General Carrera, le plus grand lac d'Amérique du Sud après le Titicaca.
On m'avait annoncé une piste de très mauvaise qualité, mais hormis 25 kilomètres environ de tôle et de gravier, le revêtement est plutôt roulant.


Difficile de trouver mieux en matière de cyclotourisme. Chaque côte apporte un regard différent sur ce lac aux eaux transparentes cerné par des roches aux couleurs changeantes.



 
Il y a quelque chose de méditerranéen dans ces étapes de rêve baignées par le soleil et une petite brise d'été, quelque chose de la côte croate avec ses myriades de petites îles qui affleurent à la surface de l'onde.







Ma monture relève plus de la placidité de Rantanplan que de la fougue de Jolly Jumper. Je suis en mode rodéo extra lent. 15 kilomètres le premier soir, 28 kilomètres le deuxième jour, 55 le troisième, puis 25 le dernier matin : les 123 kilomètres sont avalés à la vitesse de l'escargot, ce qui me permet de profiter pleinement des opportunités de bivouac qui se présentent toujours à point nommé. Et quand la dernière nuit se passe avec une vue plongeante sur la Laguna Verde, le souvenir du lac Carrera restera à jamais gravé dans ma mémoire pour les étapes qui s'annonceront moins exaltantes.

 dernier regard en arrière avant de redescendre

 Laguna Verde...


La route 265 finit par plonger en douceur sur la petite ville de Chile Chico ; cette plate oasis de verdure détonne après les derniers jours de crapahute. La tranquillité de ses rives en fait un endroit idéal pour le farniente.






Comme souvent en Amérique du sud, le pique-nique en ville se fait sous la surveillance d'un ou plusieurs chiens errants, qui guettent avec attention la moindre miette perdue. Celui-ci fut sage : sa patience sera récompensée par un peu de pain tartiné de confiture de lait, ce qui suffira à le combler.

 

En fin d'après-midi je traverse la frontière et m'installe pour un jour et demi dans la ville argentine de Los Antiguos. C'est quasiment la ville jumelle de Chile Chico. Je ne traverse pas la frontière juste pour voir si la bière est meilleure, mais parce que ce petit bout d'Argentine mérite le détour.
C'est la ville des chacras : quasiment chaque maison possède un verger et les petites boutiques d'artisanat ont leurs étagères qui débordent de confitures, de liqueurs ou autres gourmandises. J'y ai même vu de la viande de guanaco en bocaux, mais je n'ai pas été très aventureux : Los Antiguos est la ville de la cereza, alors pour ma part ce sera confiture de cerises.




Je reste un jour de plus dans cette petite localité de villégiature tranquille où il est bon de se reposer à la terrasse d'un café, ou prendre le frais le long du petit remblai qui longe le lac Buenos Aires, qui est l'extrémité argentine du lac General Carrera.
Je prends le vélo pour aller faire mes courses en me croyant presque dans une station balnéaire vendéenne.



Mais le repos prend fin dès le lundi avec la route du Monte Forestal Zebalos qui longe la frontière chilienne.
Les 60 premiers kilomètres d'ascension se font au rythme lent du ripio de qualité très moyenne qui oblige à dégonfler les pneus et à faire participer une bonne partie de l'organisme : les jambes qui assurent le train ; les bras qui corrigent sans arrêt la position du guidon qui tangue sans cesse à droite ou à gauche sur cette piste glissante ; et la tête qui coordonne le tout.
Peu de place à la rêverie ; le premier bivouac se fait le long de l'arroyo Lincoln à seulement 850 mètres d'altitude. Je m'endors sans mal avec en mémoire ces paysages de canyons dignes du Far-West américain.







Le jour suivant commence réellement l'ascension du col « El Portezuelo » situé à 1490 mètres.
Forêts de lengas et de ñires, chutes d'eau, lacs, formations rocheuses étranges appelées cucuruchos (chapeaux coniques), défilent lentement sous mes yeux avant que n'apparaisse la silhouette caractéristique du Monte Zeballos culminant à 2748 mètres d'altitude.





 cucurucho

Monte Zeballos (2748 m)

Après la bascule le paysage garde toute sa splendeur ; j'ai la fabuleuse impression de serpenter an plein milieu d'un décor en technicolor d'un studio hollywoodien d'un film de John Ford.





Et cette roche en forme de crapaud me rappelle le personnage de Jaba de la saga Star Wars...

...ou bien c'est le soleil qui commence à frapper un peu fort. Il est temps de s'arrêter dormir en plantant la tente à l'abri d'un gros caillou de ce désert qui n'émet d'autre bruit que l'inlassable course du vent.

Le lendemain, en longeant le lago Ghio, je jette un dernier coup d’œil sur cette piste difficile qui m'aura enchanté pendant deux jours et demi.


Guanacos, lièvres, renards ou nandous me rappellent que je plonge peu à peu vers le plateau patagon.

La piste débouche sur la route 40 ; je retrouve l'asphalte que je n'avais pas arpenté depuis El Chaltén (hormis dans les villes). Pas pour longtemps. Un nouveau ripio toujours aussi peu conciliant me mène après 45 kilomètres à l'entrée du site archéologique de « La Cueva de las Manos ».


Là, dans les anfractuosités de la roche qui surplombe un canyon, ont été peintes avec la technique du pochoir plus de 800 mains, pour la plupart de femmes et d'enfants, avec des teintes ocre, rouge, violette et jaune, en plus du noir et blanc.





Les plus anciennes datent de -9300 ans, et les plus récentes de -1300 ans. Elles ont été faites par les premiers habitants des lieux, des peuples de chasseurs-cueilleurs qui se réfugiaient l'hiver dans le canyon, à l'abri des vents violents et du froid. Disposant de nourriture et d'eau à volonté, ils ont su se libérer du temps pour s'adonner à l'expression artistique qui a évolué au fil des siècles.
Un témoignage du temps passé sans doute provisoire, car les peintures exposées à l'air libre sont à l'avenir condamnées à disparaître. Mais il nous reste encore du temps pour venir les admirer...

 scène de chasse : guanaco

 au centre, empreinte d'un nandou

Le site vaut autant le déplacement pour les mains peintes que pour le canyon que le Rio Pinturas a façonné au cours des millénaires.


Après cette pause dépaysante je reprends la piste en sens inverse pendant 15 kilomètres, et oblique à droite vers un raccourci qui mène à la route 40.
En fait de raccourci il s'agit d'une descente vertigineuse de 6 kilomètres au fond du canyon suivie d'une montée aussi longue et aussi sèche. Le ripio n'est pas mauvais ; il est juste abominable. Le vent se mêle à la fête du gravier sablonneux qui rendent la montée sur le vélo impossible. Trois côtes des plus sévères se font donc en poussant la machine, exercice d'autant plus usant que les semelles ne cessent de déraper. Le calvaire est d'autant plus éprouvant que les ingénieurs des Ponts et Chaussées sud-américains s'embarrassent rarement de montées en lacets : la route est taillée à même la pente, et mieux vaut ne pas savoir quel en est le pourcentage !


 en bas du canyon, la 1ère côte, sur le vélo ... jusqu'au 1er virage

Finalement pas fâché de retrouver le bitume ; la route 40 me conduit pendant 90 kilomètres à l'oasis de Perito Moreno où je me pose le temps du week-end. A part sa petite église rose la ville ne propose rien de bien alléchant, mais m'y reposer pendant un jour et demi n'est pas du luxe.